Business Model Canvas : critique d’une vision purement business et nouveaux modèles éthiques face aux enjeux sociaux et environnementaux !
Mais aujourd’hui, face aux enjeux sociaux, sociétaux et environnementaux, ce modèle semble avoir atteint ses limites, celles d'un objectif essentiellement financier, sans considération (ou trop peu) pour les autres dimensions d'un produit ou d'un service. D’autres outils sont donc apparus ces dernières années, très largement inspirés du BMC mais offrant (voir obligeant à) des réflexions plus ancrées dans une logique socio-environnementale à travers l’identification et l’analyse des externalités positives et négatives du modèle économique en cours de construction ou d'analyse.
Alors pourquoi le BMC d’Osterwalder et Pigneur peut-il aujourd’hui être perçu comme un outil capitaliste et potentiellement destructeur pour nos écosystèmes et nos ressources ? Quelles sont les alternatives possibles et leurs éventuelles limites ? Jusqu’où faut-il aller dans la révolution du BMC ?
Ce nouvel article de beewö propose quelques éléments de réponse et de réflexion !
Retour sur la naissance et l’usage du Business Model Canvas (BMC) :
Le BMC est l'un des modèles iconiques de ces dernières années, construit par Alexander Osterwalder dans sa thèse puis exposé avec Yves Pigneur dans leur célèbre livre « Business Model Generation » publié en 2010 aux éditions Wiley. Depuis près de 15 ans, il permet aux entreprises d’imaginer et concevoir, de manière collaborative, un modèle économique viable et différenciant pour chacune de leur offre (produit et/ou service).
Il repose sur 9 blocs clés (« building blocks ») :
1. Le segment de clients (nos personas socio-cognitifs pour les designers ;-) ),
2. La proposition de valeur (bénéfice / valeur ajoutée proposée à cette cible),
3. Le type de relation client mise en place (pour satisfaire et fidéliser),
4. Les canaux de distribution et communication (pour toucher la cible),
5. Les activités nécessaires (pour délivrer cette proposition de valeur à cette cible),
6. Les ressources clés (pour réaliser ces activités),
7. Les partenaires requis (en cas d’absence de ressources/compétences en interne),
8. La structure de coût (ensemble des dépenses sous-jacentes à tout cela),
9. La structure de revenus (à imaginer pour être économiquement viable).
2. La proposition de valeur (bénéfice / valeur ajoutée proposée à cette cible),
3. Le type de relation client mise en place (pour satisfaire et fidéliser),
4. Les canaux de distribution et communication (pour toucher la cible),
5. Les activités nécessaires (pour délivrer cette proposition de valeur à cette cible),
6. Les ressources clés (pour réaliser ces activités),
7. Les partenaires requis (en cas d’absence de ressources/compétences en interne),
8. La structure de coût (ensemble des dépenses sous-jacentes à tout cela),
9. La structure de revenus (à imaginer pour être économiquement viable).
Une fois le produit ou le concept de service (désirable, faisable et viable selon la sainte trinité du design centré humain ^^) identifié et modélisé, renseigner ce modèle permet de synthétiser les informations clés et de réfléchir à la création de valeur pour les clients, pour l’entreprise et ses partenaires. Mais encore faut-il le remplir dans le bon sens… car oui... il y a un sens à respecter pour co-créer un BMC pertinent ! Son utilisation massive et mal informée a donc donné lieu à la création de modèles économiques où l’on liste, par exemple, une série de partenaires avant même d'avoir décrit ce qu’il faudra faire pour délivrer la proposition de valeur et les compétences nécessaires associées. Ou encore des business models pour lesquels on décrit une proposition de valeur sans avoir réellement étudié la "cible" et en ne se fondant que sur des hypothèses et une segmentation "socio-professionnelle" souvent sources d'erreurs.
Ce risque mis de côté, le résultat est un tableau synthétique manipulable et simple à diffuser pour présenter le service et embarquer les décideurs voire les investisseurs en vue de l’industrialisation et du lancement commercial d'un nouveau produit / d’une nouvelle offre de service (ou de l’évolution d’un service pré-existant). Or pour obtenir une décision favorable, il est donc de mise de créer et présenter un BMC non pas à l'équilibre mais le plus rentable possible : c'est à dire une structure de coûts la plus faible possible et/ou une structure de revenus la plus élevée possible. Et pour cela, des choix contestables de conception et d'implémentation peuvent être nécessaires pour maximiser la performance économique. Ainsi, même si le BMC n'a bien entendu pas été créé avec de viles intentions, son usage en entreprise (sans réflexion systémique et holistique) a donné naissance à de très nombreux produits et services peu soucieux de leurs impacts négatifs sur la société et/ou sur l'environnement.
Ce modèle ne s'inscrit ni dans la question des frontières planétaires ni dans la recherche d'un positionnement juste de l'entreprise / de l'offre d'un point de vue social, sociétal ou encore environnemental.
Bien entendu, il pourrait être possible de l'utiliser avec un tel cadre heuristique (en pensant, par exemple, à la théorie du donut de Kate Raworth). Mais la réalité est bien plus simple : le template ne proposant pas un tel cadre, aucun (ou disons peu...) de ses utilisateurs ne s'interroge réellement sur ses externalités positives et négatives, et sur sa place au sein d'un système bien plus vaste et plus complexe que son seul déploiement isolé de toute forme de réalité.
Le BMC est devenu un outil centré sur le business, la création de "valeur" pour l'humain seul, et la création de richesse pour l'entreprise qui délivre ou délivrera le produit / service.
Apparition de nouveaux outils : SBMC, Circular Canvas, etc. :
Plus récemment, d’autres modèles proposant des voies d’intégration des dimensions sociale, sociétale et environnementale ont émergé. Leur objectif est d'associer aux piliers économiques classiques d'un BMC, des questionnements supplémentaires venant (ré)interroger le modèle.
Parmi eux, citons par exemple le Sustainable Business Model Canvas (à gauche ci-dessous, disponible sur le site de case-ka) qui repose sur l’idée d’aller plus loin dans l’analyse des relations économiques dans et en dehors d'un système de services à travers deux critères supplémentaires : les "coûts" et les "bénéfices" écologiques et sociaux du modèle économique tel que décrit au sein des 9 blocs classiques. En effet, l’étude des conséquences d'un service et de son business model d’un point de vue social et écologique peut faire émerger, par exemple, des activités "gourmandes" en énergie et/ou en ressources naturelles, des partenaires faisant appel à une main d'oeuvre peu rémunérée, une logistique à l'international très émettrice de CO2, etc. ou au contraire des bénéfices tels que l'emploi de personnes en réinsertion, l'usage d'énergies renouvelables, le réemploi de certains matériaux, etc. Dans tous les cas, la description de ces impacts positifs ou négatifs (avérés ou possibles) vient interroger l'ensemble du modèle et nécessite une ou des prises de décision adaptées.
Le Sustainable Business Canvas (au milieu ci-dessous, proposé par Loïc Bar, fondateur de Opinum et CoophubEU) s’intéresse également à ces impacts ou « externalités » (positives ou négatives) c’est-à-dire aux conséquences ou effets de l’activité économique sur d’autres dimensions que la dimension strictement financière. En s’appuyant sur les ODD (Objectifs de Développement Durable décrits par l'ONU), cet outil décrit non seulement les externalités du service mais aussi ce qui pourrait détruire la valeur, les bénéfices sociaux ou encore le degré de régénération possible de l’environnement. Là encore, la description fine de ces éléments permet de revoir le modèle économique à l'aune de ses impacts et de prendre collectivement des décisions quant à la stratégie et aux opérations à adopter pour respecter et répondre aux ODD.
Dernier exemple, celui de la communauté du Design Circulaire qui retravaille et utilise ce type de canevas depuis plusieurs années. Ainsi, parmi les outils clés proposés par Circulab (agence et communauté précurseure dans le domaine du design circulaire depuis 2012) on trouve le « Circular Canvas » (à droite ci-dessous) : un « outil d’innovation basé sur les principes de l’économie circulaire » (Circulab). L’objectif de cet outil est de « repenser les modèles d’affaire pour prendre en compte le contexte social et naturel ». L'intérêt du Circular Canvas, par rapport aux précédents modèles, est de promouvoir et favoriser la pensée systémique c'est à dire l'identification et l'analyse de tous les éléments du système étudié. Ainsi, il ajoute aux questions classiques du BMC une réflexion autour :
- Des ressources naturelles, technologiques et énergétiques intervenant tout au long du cycle de vie du produit, ou ici du service, et donc pas uniquement des ressources humaines et matérielles comme c'est généralement le cas avec un BMC,
- De la description de la valorisation ou de l’usage suivant du produit / service (réutilisation totale ou partielle du produit, recyclage, prestation suivante, micro-dimensionnement pour un profil spécifique ou évolution plus fondamentale du service...),
- Des impacts négatifs et positifs pour chacune des colonnes du modèle.
Ce modèle répond donc de manière très claire à l'évolution du tryptique du design proposé par la communauté du design circulaire pour créer des produits et services certes désirables, viables et faisables, mais aussi circulaires (voir notre article décrivant ce modèle et son évolution) !
Critique et proposition :
La visualisation et l’analyse des externalités positives ou négatives directement sur le modèle économique permet de clarifier et partager ces impacts au sein de l’équipe projet. Elles permettent d’obtenir une vision d’ensemble et de travailler sur les conditions d’éco-socio-conception du produit ou du service avant son industrialisation. Ces nouveaux modèles ont donc fait émerger une réflexion nouvelle et challengeante pour les équipes qui osent s'y confronter !
- Comment revoir mon (futur ou existant) modèle économique au regard de ses externalités ?
- Comment accroître ses bénéfices pour les humains, la société et l'environnement ?
- Comment réduire ses impacts négatifs et au contraire créer des impacts positifs ?
- Quelles conséquences sur mon modèle (économique mais aussi organisationnel, sociologique, technologique, juridique...) ?
- Quels postes de coûts supplémentaires ou en moins ? Quel équilibre financier dans le respect des humains et de la planète ?
Cependant, ils restent partiels au regard de la description d'un modèle économique pleinement responsable. Mais avant de proposer un template qui nous semble, chez beewö et à ce stade de nos travaux, plus complet et challegeant, il est important de rappeler plusieurs choses :
Si les impacts a priori ou réels (= mesurés) du produit / service sont plus élevés que les bénéfices estimés du produit / service... il n'est pas nécessaire de dégainer un modèle de type BMC évolué / éthique, mieux vaut abandonner ou réorienter le projet vers une offre à la fois utile et responsable.
Il est absolument nécessaire de s’interroger dès l’amont d’un projet (et tout au long de ce même projet) sur : l’existence d’un besoin réel et fondamental, la prise en compte de tous les actants (éléments humains ou non, vivants ou non qui participent à la situation), la pré-existence éventuelle d’une solution, les impacts de la solution quelle qu'elle soit, la possibilité d’éco-concevoir cette solution, etc.
Et donc accepter de renoncer à un projet dont les bénéfices réels ne seraient pas suffisants, bifurquer vers une autre solution moins impactante (même si moins rémunératrice !), ou encore éco-concevoir le produit / service sous toutes ses couches et toutes ses dimensions si celui-ci a prouvé son intérêt et l'équilibre possible entre attentes, solution et impacts.
Ceci étant dit ^^, une fois cet équilibre pré-validé (s'il l'est !), il devient utile de bénéficier d'un modèle qui permette de se poser les bonnes questions, non pas de manière transverse aux "buildings blocks" d'un modèle économique classique, mais au sein de chaque bloc de manière pleine et entière.
Le Systemic and Sustainable (Business) Model Canvas créé par beewö
Le support ci-dessus a été imaginé par beewö dès 2022 et a évolué d'une part à partir des modèles précédemment présentés et d'autre part sur la base de notre expérience en matière d'éco-conception de stratégies et d'offres de services responsables. Il permet de décrire :
1. Non pas un segment de clientèle classique mais...
> des personas actantiels (tenant compte des actants c'est à dire des éléments humains ou non, vivants ou non) incluant non seulement la perspective socio-environnementale dans la description des profils cibles, mais également d'éventuels personas non humain participant ou subissant la situation et auxquels on souhaiterait "donner la parole",
2. Non pas une simple proposition de valeur pour des clients / utilisateurs mais...
> une proposition de valeur apportant autant de bénéfices à l'humain, qu'aux autres actants du système concerné et de manière générale aux écosystèmes et à la planète !
3. Non pas un type de relation client pour satisfaire et fidéliser ces clients / utilisateurs mais...
> la description d'une relation à l'humain (clients / utilisateurs / usagers) mais aussi à la société, aux écosystèmes et à la planète,
4. Non pas des canaux de distribution et communication pour toucher la cible sans considération pour leurs impacts mais...
> des canaux de distribution et de communication réellement utiles, sobres... les plus éco-conçus et responsables possible,
5. Non pas toutes les activités nécessaires pour délivrer le service quelque soit là encore leur complexité et leurs impacts mais...
> des activités minimales et optimisées, réellement requises pour délivrer la proposition de valeur responsable aux différents actants,
6. Non pas uniquement les ressources clés humaines et matérielles pour réaliser ces activités mais... (comme proposé par le Circular Canvas)
> une description fine des ressources naturelles, énergétiques, techniques, humaines, etc. requises,
7. Non pas les partenaires sélectionnés en cas d’absence de ressources/compétences en interne, là encore sans regard sur leurs propres engagements et même leurs localisations mais...
> des partenaires partageant les mêmes valeurs, engagés et locaux (ou à le plus à proximité possible),
8. Non pas une structure de coût la plus faible possible mais...
> une structure de coût réaliste, équitable, rémunératrice de ses parties prenantes, etc.,
9. Non pas une structure de revenus la plus élevée possible mais...
> une structure de revenus la plus équilibrée et juste possible,
10 et 11. Non pas quelques éléments liés aux externalités au hasard des cases mais... (également comme proposé par le Circular Canvas)
> la description fine des externalités positives et négatives d'un point de vue social, sociétal et environnemental pour chacune des colonnes du modèle.
Pour conclure, une difficulté parfois rencontrée par les équipes projets se situe dans les échelles de temps très différentes entre les coûts (pour aujourd’hui ou demain), les bénéfices pour les clients/utilisateurs/usagers (plutôt à court terme) et les bénéfices ou conséquences pour le climat et l'environnement (souvent visibles bien plus tard !). Ce décalage temporel ne favorise pas la prise en compte des externalités lors des travaux de création ou analyse des modèles économiques des entreprises et de leurs portefeuilles de produits et services. Il est cependant urgent de les identifier le plus tôt possible et d'encourager des modèles plus vertueux du point de vue social, sociétal, environnemental et économique.
Liens utiles :
- Le Business Model Canvas : https://www.strategyzer.com/library/the-business-model-canvas
- Le livre mythique "Business Model Generation" d’Alexander Osterwalder et Yves Pigneur : https://www.strategyzer.com/library/business-model-generation
- Le Sustainable Business Model Canvas : https://www.case-ka.eu/index.html%3Fp=2174.html
- Le Sustainable Business Canvas : https://www.sustainablebusinesscanvas.org/
- Le Circular Canvas de Circulab et ses formations : https://circulab.academy/outils-economie-circulaire/circular-canvas/
- La théorie du donut de Kate Raworth : https://www.kateraworth.com/doughnut/
Infos utiles :
- Image d'entête créée par Freepik
- Captures des différents modèles issus des liens utiles précédents (strategyzer, case-ka, Sustainable Business Canvas, Circulab)
- Modèle final du SS(B)MC créé par beewö en 2023 si vous souhaitez l'utiliser merci d'indiquer la source + un modèle pdf est disponible, n'hésitez pas à nous contacter !