Rencontre avec Ferréole Lespinasse, auteure du livre "Sobriété éditoriale : 50 bonnes pratiques pour écoconcevoir vos contenus web"
Au (heureux) hasard d’un projet, beewö et moi avons rencontré Ferréole Lespinasse, spécialiste en rédaction de contenus et pionnière dans l’approche de la « sobriété éditoriale ». Au sein de Cyclop Éditorial, elle forme et accompagne des acteurs variés (entreprises, associations, universités…) en matière de rédaction, d’audit ou encore de création ou refonte éditoriale de site internet. En 2022, elle publie un guide : "Sobriété éditoriale : 50 bonnes pratiques pour écoconcevoir vos contenus web" et plus récemment un référentiel basé sur ces règles pour améliorer les contenus (disponible sur Sobriété éditoriale / Référentiel)
Chez beewö, nous avons bien conscience qu'éco-concevoir une stratégie, une offre de service(s) ou encore le site web sous-jacent passe par de nombreuses dimensions. L'éco-conception des actions de communication et des contenus associés à ces stratégies et offres sont une brique supplémentaire à intégrer pour des services pleinement responsables.
Améliorer, réduire voire renoncer à un contenu / une publication, alléger voire rediriger sa communication… découvrez à travers cette interview, le parcours de Ferréole et les grands principes de la "sobriété éditoriale".
Bonjour Ferréole ! Pourrais-tu te présenter en quelques mots ?
Bonjour Florie ! J’ai créé Cyclop Éditorial il y a quelques années et je suis consultante éditoriale depuis 15 ans. J’accompagne des organisations dans la rédaction de leurs contenus, la refonte de leur site internet et plus globalement dans la rédaction d’articles, de livres blancs, de discours, de livres aussi… L'objectif du travail éditorial est de refléter les valeurs d’une organisation, de verbaliser et rendre palpable sa vision. Il y a quelque chose de magique dans ce travail, car il accompagne le commanditaire du projet à exprimer sa vision. Ce faisant, un processus de maturation s’enclenche qui lui permet de matérialiser la prochaine étape de son projet. J’anime également des formations en rédaction web, langage clair et sobriété éditoriale. Enfin, comme toi avec l’éco-conception de services, j’anime des conférences pour diffuser l’approche de la sobriété éditoriale.Pour résumer, j’ai deux spécialités qui se rejoignent et expliquent mon parcours : le langage clair et la sobriété éditoriale. Ça me fait rire quand on me demande comment je suis tombée là-dedans ! Souvent les personnes me demandent quand et comment j’ai eu le déclic… mais je n’ai pas eu de révélation, je travaille simplement dans le champ de la communication depuis longtemps et j’ai vu des choses invraisemblables ! Clarifier sa communication et veiller à la pertinence des contenus diffusés demeure ainsi un essentiel à mon sens.
Que sont la « sobriété éditoriale » et le « langage clair » ?
Aujourd’hui règne une telle obésité informationnelle que les messages ne passent plus. Ils sont inaudibles et donc inefficaces. C’est pour répondre à cette situation que je structure mon approche par la « sobriété éditoriale » depuis quelques années. Pour alléger la charge mentale de l’internaute, également pour alléger la charge de travail du communicant et leur donner du sens, enfin pour contribuer à réduire l’empreinte environnementale du web. Partant du principe qu’un bon déchet c’est celui qu’on ne produit pas. L’objectif est de se rapprocher du juste besoin, y répondre et ne pas en faire plus.L’idée du « langage clair » (il s’agit d’une norme : 24.495), c’est rendre accessible l’information pour tous. Ce n’est pas du langage simplifié, il s’agit plutôt de faciliter la compréhension des publics grâce aux informations que je lui donne. En France, on emploie beaucoup le terme de « vulgariser »,qui peut sembler parfois négatif. Ici, il s’agit plutôt de faciliter et rendre accessible un langage de technicien, un langage juridique ou administratif. Avec la même question : comment donner à l’internaute l’information dont il a besoin et uniquement celle-ci ?
Donc exit la communication d’ego, la communication inutile ou les détails qui ne servent à rien. Restons centrés sur l’action !
En communication subsiste un gros héritage de la communication paillette ou haut-parleur. D’après moi, la communication doit arbitrer les actions à mener au regard de leurs résultats. Bien sûr, la communication rapproche le public de l’organisation, lui apporte les informations dont il a besoin… mais sans en faire trop !
Je sais qu'en éco-design de services tu parles de la distinction entre le superficiel et ce dont nous avons vraiment besoin. C’est le rôle que je vois également dans mon travail et que devrait avoir la communication aujourd’hui. Réussir à distinguer le superficiel et le besoin. Se focaliser sur l’essentiel !
Ensuite, il s’agit d’interroger les besoins du public et essayer de les comprendre. Le communicant est un passeur de sens. En pratique, il s’agit parfois de considérer le site comme un premier niveau d’informations, donc de ne pas tout donner au lecteur dès cette étape et d’inviter l’émetteur à séquencer l’information. J’apporte une approche pédagogique invitant à doser le besoin en information de nos utilisateurs.
Je sais qu'en éco-design de services tu parles de la distinction entre le superficiel et ce dont nous avons vraiment besoin. C’est le rôle que je vois également dans mon travail et que devrait avoir la communication aujourd’hui. Réussir à distinguer le superficiel et le besoin. Se focaliser sur l’essentiel !
Comment décrirais-tu la démarche de sobriété éditoriale ?
Tout d’abord, faire le point sur l’organisation qui souhaite communiquer : son identité, ses attentes, ses aspirations, ses fondamentaux en termes de valeur, sa mission, etc. Comment veut-elle contribuer à changer positivement le monde ? Le travail d’éditorialiste est un travail d’accoucheur de sens.Ensuite, il s’agit d’interroger les besoins du public et essayer de les comprendre. Le communicant est un passeur de sens. En pratique, il s’agit parfois de considérer le site comme un premier niveau d’informations, donc de ne pas tout donner au lecteur dès cette étape et d’inviter l’émetteur à séquencer l’information. J’apporte une approche pédagogique invitant à doser le besoin en information de nos utilisateurs.
Donc comme en design, tu vas chercher à comprendre le besoin pour y apporter la meilleure solution ?
C’est exactement ça ! Et par la suite, je questionne mon client sur sa proposition de valeur et l’analyse des retours client, car cela montre ce que la personne / le public ressent. J’interroge les parties prenantes selon la taille de la structure, par exemple un directeur ou un service commercial. Tout cela permet de structurer la singularité de l’entreprise et de la proposition de valeur qu’elle apporte à son public. L’argumentaire qui en ressort peut prendre différentes formes : une arborescence, un sommaire papier, une structuration de pages internes, etc.Je mène un processus d’épuration de l’idée et ensuite de rédaction. Les contenus sont ainsi écrits à partir des dires du client. Je ne suis pas journaliste, je me nourris de la vision du client. C’est cette vision que j’essaie de transposer. Je ne fais pas de la fiche produit pour être visible sur Google !
Il faut du temps pour écrire un contenu. Je décline ce contenu pilier, l’argumentaire évoqué plus haut, sous plusieurs autres formats. Le client peut alors réutiliser ou recycler ses contenus. Cela lui apporte également de la visibilité sur une manière de penser, qui peut être nourrie à long terme.
Peux-tu nous partager un ou deux exemples qui t’ont marquée ces dernières années ?
Je structure cette approche depuis 2018, avec des retours d’expérience depuis 2022. Le rapprochement avec la sobriété numérique a permis de rendre ma démarche plus audible.Chaque projet m’enrichit : je découvre, j’affine encore plus ce que je propose, je lève les freins liés à la peur de la sobriété.
Il est encore tôt pour parler d’un cas client ficelé avec des indicateurs précis, car les résultats se mesurent sur 3 ou 4 ans. En revanche, certains clients changent déjà leur manière de faire : suppression de contenus obsolètes, processus de publication sobre, cycle de vie des contenus, abandon de certains formats, etc.
Au-delà d’éventuels exemples, de plus en plus de personnes font confiance à la sobriété : si au démarrage les demandes en formation et accompagnement proviennent du secteur public, aujourd’hui, le privé se réveille !
Peux-tu nous en dire plus sur le « cycle de vie des contenus » que tu viens de mentionner ?
L’objectif est de faire le point avec le client sur la diffusion, la mise à jour et la suppression du contenu. Quelles règles mettre en place pour améliorer en permanence le cycle de vie de son contenu ? Il faut s’affranchir des réflexes de la communication : surproduire pour être visible. Bien, au contraire, il s’agit de déterminer l’utilité du contenu et donc l’intérêt de le créer ou non. Puis, en fonction du contenu, son format sera réfléchi : vidéo, infographie, texte…, sa diffusion, sa durée de vie : longue vs. éphémère. Il y a également une vraie réflexion à mener sur le choix du digital ou du papier.Pour certaines personnes en charge de la communication, il y a une vraie peur à réduire les formats, à privilégier le sobre. Au contraire, il y a une réelle opportunité à être créatif pour être à la fois compréhensible, égalitaire et sobre ! C’est toujours intéressant de constater les freins des personnes, confrontées à ces questions et devant assumer une démarche de sobriété. Bien évidemment, ce sont des changements et des attachements à accompagner avec pédagogie.
En effet, si un contenu reste en ligne il faut s’interroger : à partir de quand devient-il obsolète ? À partir de quand est-il à supprimer ? C’est nouveau pour beaucoup de personnes d’envisager ce cycle de vie.
En synthèse, l’utilité du contenu, la bonne adéquation du format, le risque d’ajout à la charge mentale de l’utilisateur, etc. seront questionnés : par exemple une vidéo est-elle adaptée ? Qu’est-ce que l’utilisateur pourra en retenir ? Est-ce le bon format pour lui apporter l’information dont il a besoin ? Il convient également de regarder le cycle de vie du contenu de sa création à son archivage en passant par sa diffusion, son entretien, sa suppression…
Mais le point de départ c’est peut-être de renoncer à produire un contenu s’il n’est pas utile ni pour l’internaute ni pour la communication du commanditaire ! Bien sûr, c’est un choc des cultures, mais la question mérite d’être posée.
Tu nous parles de ton livre :-) ?
En travaillant sur l’éco-conception, on se rend vite compte que bon nombre de cadres sont disponibles. Je pense par exemple aux « 115 bonnes pratiques » de Frédéric Bordage, au Référentiel Général d’Ecoconception des Services Numériques (RGESN)…Lorsque j’ai commencé à travailler sur des audits de sobriété éditoriale, tout était à construire. C’est donc suite à un audit que j’ai créé le guide. Cela a permis de combler un manque et de structurer un cadre conceptuel, une démarche. À l’époque, le RGESN n’était pas encore sorti. Je me suis inspirée de la structure des 115 bonnes pratiques de Frédéric Bordage, pour proposer son pendant à la sobriété numérique. Des membres des Designers Éthiques, Aurélie et Anne, l’ont relu. Frédéric Bordage a également apporté son regard.
Les éditeurs étaient frileux, car le sujet ne leur semblait pas assez vendeur. J’ai donc décidé de le faire en auto-édition. Malheureusement, l’auto-édition en livre à la demande a encore des axes d’amélioration sur l’impression responsable. J’ai vendu à ce jour 550 exemplaires du guide, preuve que la démarche intéresse.
J’ai également publié un référentiel, complémentaire au guide. Il propose des règles pour valider chacune des bonnes pratiques donnant un score pour évaluer la maturité en sobriété éditoriale d’un site.
Une seconde version du référentiel est en cours, avec l’apport de 3 années d’expériences terrain. L’ensemble des bonnes pratiques est révisé avec la contribution d’un groupe de travail. La seconde version sortira en mai 2025.
Quels liens entrevois-tu entre éco-design de service et sobriété éditoriale ?
La combinaison des deux expertises serait très enrichissante. Dans la pratique, l’analyse et le ressenti sont importants. Brique qu’un designer peut apporter. En éditorial, tout le monde est focus sur le référencement avec une attention parfois démesurée, qui dépasse le cadre strict du besoin de l’utilisateur. D’après moi, l’intention n’est surtout pas de répondre à Google, mais aux usagers ! Je crois beaucoup plus à des enquêtes UX et des analyses de ressentis pour comprendre les ressentis et besoins du public qu’à des tendances de recherche. Qu’est-ce que vous aimez, n’aimez pas, qu’est-ce qui vous manque, quelles sont vos attentes… ? Le design centré utilisateur a un réel intérêt pour obtenir ces retours d’expérience. La communication de masse, pour moi, c’est un peu obsolète !De manière générale, pour finaliser la démarche de conception d’un service, il convient également de penser la communication associée à ce service, son lancement, son utilisation, etc. La sobriété éditoriale peut être une brique clé de l’éco-conception de services !
Un dernier mot ?
Je te remercie pour l’interview, cela permet de préciser la pensée et de s’enrichir mutuellement !Aujourd’hui en matière d’éco-conception et de sobriété, on focalise beaucoup sur la mesure et les KPIs à mettre en place. Mais ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que pour être responsable, il convient de faire moins. moins de numérique, moins de services, moins de textes, moins de pages…
La vraie question est : comment réussir à faire des choix ?
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- L'interview de l'ADEME "Faire moins et renoncer la voie pour communiquer autrement"
Infos utiles :
Image d'entête - couverture du livre de Ferréole LespinasseSchéma - extrait du guide de Sobriété Editoriale de Ferréole Lespinasse