Face aux enjeux environnementaux actuels, cet article questionne les logiques de marché et du design basées sur la notion de « besoin ». Alors besoin ou envie ?
Introduction
Dans un contexte planétaire où raréfaction des métaux, pénurie de sable, épuisement des énergies fossiles, ou encore surexploitation et pollution des mers et océans ne feront que s'amplifier, raison et sobriété devront l’emporter. Pourtant, nous évoluons dans une société où surconsommation et gaspillage ne cessent de croître. Avec cet article nous nous intéressons au concept de "besoin" qui s’avère être d’une part au cœur de notre société et de sa logique capitaliste et d’autre part un fondement clé des démarches de Conception Centrée Utilisateurs dont la conception de service (Service Design) et d’expériences utilisateurs (UX Design). Il semble aujourd'hui urgent d’une part de comprendre ce qu’est le « besoin » et les logiques qui l’entourent, mais aussi d’aller plus loin dans ces démarches pour creuser la question du "besoin réel et essentiel" avant de démarrer toute résolution de problème, conception ou développement d’une solution quelle qu’elle soit. Pour cela, revenons ensemble sur:
- La logique de marché et la question de l’adéquation de l’offre au besoin,
- La différence entre "besoin" et "envie" et le niveau de réponse à apporter,
- Le rapport entre nos "besoins" et le contexte environnemental (rareté des ressources, pollution, etc.),
- Le changement de paradigme requis dans les différents champs du Design dont le Design de Service et l’UX Design.
Besoin ou envie dans une logique de marché ?
Notre système économique repose sur une logique de marché c’est-à-dire la confrontation de l’offre et de la demande. Il est donc intimement lié aux capacités de production des entreprises d'une part et aux attentes des consommateurs ou acheteurs d'autre part, le tout influençant le prix du produit ou service en question. Or dans cette logique, et depuis un certain nombre d’années, les entreprises cherchent de moins en moins à pousser des offres sur le marché mais à satisfaire nos "besoins". Besoin identifié (exprimés d’une manière ou d’une autre) ou besoin latent (parfois appelé inconscient). Besoin actuel ou émergent. Dans tous les cas, elles cherchent à aller à la rencontre des besoins et attentes clients et utilisateurs voire de les anticiper pour maximiser leurs ventes et leurs profits. Pourtant, selon un sondage Ifop pour Le Journal du Dimanche en 2009 : « 68% des Français estiment qu'on leur propose souvent "des produits trop sophistiqués" qui ne correspondent pas vraiment à leurs besoins » (voir l'article).Alors qu’est-ce qu’un "besoin" ? D’après le Larousse, il s’agit d’une « exigence née d'un sentiment de manque, de privation de quelque chose qui est nécessaire à la vie organique » (besoin de manger ou de dormir) ou encore d'un « sentiment de privation qui porte à désirer ce dont on croit manquer ; nécessité impérieuse » (besoin de savoir, besoin d’apprendre). Ce concept est donc fortement lié au sentiment de nécessité ou de manque de "quelque chose" perçu comme nécessaire voir fondamental et ce de manière souvent quantifiable.
La plus célèbre des hiérarchies des besoins est sans nul doute celle d’Abraham Maslow. Sa pyramide met en avant une classification en 5 catégories de besoins des plus fondamentaux (« physiologiques ») aux plus sociaux (« réalisation de soi »), les premiers étant ceux à satisfaire en premier lieu pour notre survie même (Maslow, 1943) ! D’autres classifications existent, telles que celle proposée par Virginia Henderson (également dans les années 1940) autour de 14 catégories qui mettent en relation les besoins humains et leurs satisfactions. Toutes établissent des besoins fondamentaux liés à la physiologie et à satisfaire en premier (respirer, boire et manger, éliminer…), puis des besoins plus sociaux voir spirituels (tels que se recréer et apprendre).
Aujourd’hui, dans nos sociétés consuméristes et centrées sur l’image, nos "besoins" semblent parfois bien éloignés des besoins vitaux et fondamentaux qui régissaient la vie de nos aïeux. Avoir envie de quelque chose que l’on ne possède pas ou que d’autres ont fait-il de ce quelque chose un besoin auquel il faut nécessairement répondre ? A-t-on réellement "besoin" de s’acheter plusieurs paires de chaussures ou sacs à main par an ou est-ce une manière de répondre à une forme de frénésie ou d’appétit de consommer ? Est-il réellement nécessaire d’aller chez le coiffeur tous les mois ou est-ce une manière de répondre à une problématique d’apparence non nécessaire à notre survie ? Est-ce que passer des heures devant une console de jeux répond à une nécessité absolue, ou est-ce uniquement lié à la recherche de plaisir ou à une forme d’addiction ? Avons-nous réellement besoin de pouvoir accéder à des milliers de vidéos à la demande ou est-ce une facilité certes divertissante mais superflue ?
Il est alors intéressant de regarder la définition du le mot "envie". Le Larousse indique « convoitise, mêlée ou non de dépit ou de haine, à la vue du bonheur ou des avantages de quelqu'un » ou encore « désir d'avoir ou de faire quelque chose, désir que quelque chose arrive ». Ses synonymes sont donc le désir, voire la jalousie et la convoitise. Notons qu’il est également parfois utilisé dans la langue française pour décrire un besoin organique (avoir envie de faire pipi, avoir envie de dormir…). Aujourd’hui il règne une grande confusion entre les deux... confusion savamment entretenue par les enseignes de distribution et les publicitaires entre autres.
Il y a là une part de subjectivité bien sûr mais il semble intéressant de nous interroger individuellement sur notre rapport au "besoin" et à l’ "envie", sur nos habitudes de consommation, leurs fréquences, leur nécessité absolue ou non. Faisons-nous un achat impulsif ou compulsif pour répondre à un désir ou la recherche de plaisir ? Ou faisons-nous un achat réfléchi et nécessaire ? Cet achat nous satisfera-t-il ? Ou laissera-t-il la place à une nouvelle envie ? Viennent alors les notions de satisfaction et insatisfaction ressenties par le client / consommateur /acheteur et dont le degré peut être variable et difficilement mesurable. Car au-delà des produits ou biens dits « de grande consommation », il existe toute une frange de biens et de services plus ou moins intangibles pour lesquels le "besoin" ou l’ "envie" trouve une réponse non pas dans l'objet physique mais dans la relation qui se construit entre le client d'une part et le fournisseur et son offre d'autre part. Aujourd'hui les dimensions sociale, expérientielle, émotionnelle, esthétique ou encore ludique jouent un rôle majeur dans l'acte d'achat. Les entreprises ont appris à mettre en place des campagnes marketing voir des démarches de conception de produits et services s’attachant à identifier et utiliser ces dimensions. Elles ont compris comment augmenter leurs profils en créant et en jouant avec la psychologie et les désirs des Humains à travers au moins deux stratégies pour être désirable : inonder le marché ou au contraire jouer sur la rareté de l’offre.
Un changement de comportement pour les consommateurs...
Bien entendu nos besoins mais aussi les dimensions dans lesquelles nous évoluons ont changé en 180 ans (depuis l’ère industrielle). Mais l’abondance, la compétition, l’attachement au regard des autres…ont créé une forme de volatilité et de frénésie qui s’avèrent non seulement impossible à satisfaire pleinement (une envie en chasse une autre) mais aussi génératrice de gaspillage et de déchets. Les chiffres du gaspillage en France (et je ne parle même par des chiffres au niveau mondial…) doivent nous alerter sur notre surconsommation. A titre d'exemples : 10 millions de tonnes de nourriture sont jetées par les ménages et les entreprises dont 1,2 millions de tonnes encore consommables, 10 à 20 000 tonnes de produits textiles sont détruits, etc. Nous vivons et consommons en contradiction totale avec la réalité de nos écosystèmes vivants et non vivants. Il semble aujourd'hui "nécessaire" à l'Homme d’extraire et de transformer leurs ressources pour satisfaire ses "besoins", mais aussi de polluer et abîmer ces écosystèmes dans lesquels ces mêmes ressources ne peuvent plus se régénérer. Face à notre soif de posséder ou d'expérimenter, nous ne pourrons de toute manière pas satisfaire tous nos besoins matériels et toutes nos envies expérientielles au regard de la raréfaction de ces ressources.
L’année dernière, nous avons atteint le « jour du dépassement » (c’est-à-dire le jour où nous avons dépassé le taux de ressources que la planète était en capacité de régénérer en 1 année) le 29 juillet (calcul réalisé par le Global Footprint Network). Plus les années passent, plus cette date se trouve tôt dans le calendrier. D’après les scientifiques et experts il nous faudrait 1,7 planète par an pour vivre à ce rythme de consommation (et peut-être plus à l’avenir).
Ces chiffres et constats interrogent notre rapport à la consommation, aux besoins et aux envies… Ils interrogent également notre compréhension et notre possible acceptation d’une société et d’une économie plus mesurées et plus sobres. Notre confort, notre image, notre plaisir voire nos addictions méritent-ils que l’on mettent à mal notre Environnement (au sens large) au point d’en altérer l’habitabilité ? Arriverons-nous à différencier "besoin essentiel" et "envie superficielle", à analyser nos propres choix et impacts, à nous méfier des offres alléchantes et des comportements d’autrui, à reconnaître les produits et services à impact neutre ou positif ? Nos motivations peuvent être variées et dépendantes du contexte social, culturel, technologique…de chacun. Nous aspirons toutes et tous à vivre des expériences inoubliables. Cependant, nous ne pouvons pas nous résoudre à détruire nos écosystèmes pour satisfaire cette "soif de vivre". Quels sont nos besoins minimums en matière de santé, d’alimentation, d’habillement, de logement...? Quelles sont nos motivations réelles à nous déplacer, nous rencontrer, nous divertir…? Sur quoi et comment pouvons-nous prendre part à ces enjeux ?
Notre action peut commencer tout simplement par la réalisation d'un bilan carbone pour lequel il existe des outils très simples (par exemple le calculateur nosgestesclimat ou encore footprintcalculator). En seulement 5 minutes et quelques questions clés, ces derniers offrent une vision intéressante de notre empreinte globale et par grand domaine (transport, alimentation, logement, etc.). Pour comparaison l’empreinte carbone moyenne en France est d’environ de 10 tonnes d’équivalent CO2 par personne et par an…il faudra descendre à 2 tonnes maximum d’ici 2050 pour revenir à une empreinte "raisonnable". Ces outils proposent également des bonnes pratiques permettant de réfléchir aux actions mobilisables à court ou plus long terme.
...et un changement de paradigme pour le Design !
La Conception Centrée Utilisateurs offre aux entreprises (et aux collectivités) des méthodes et outils pour comprendre les « besoins » des clients / utilisateurs / usagers et y répondre. En effet, les démarches telles que le Service Design et l’UX Design héritent du Design Thinking et placent l’humain au cœur de leur processus. De manière générale, ces processus se focalisent sur la compréhension du besoin (ou de la douleur / "pain") puis la recherche d’une solution adaptée. Pour cela, la phase amont consiste en une vaste exploration terrain visant à comprendre le contexte, le comportement, les attentes, les motivations ou encore les craintes des clients / utilisateurs. Ces derniers sont observés et questionnés pour repérer leur profil d’usage, leurs besoins et y répondre à travers un produit ou un service (ou les deux !) utile, utilisable et désirable. Pour ce faire, ces démarches prônent l’empathie, c’est-à-dire la capacité à se mettre à la place d’autrui...autrement dit de se mettre dans les chaussures du client / utilisateur pour percevoir et comprendre son contexte et ses attentes ! Certains modèles et outils du design sont d’ailleurs totalement centrés sur cette notion, citons par exemple l’Empathy Map qui permet de décrire et d’analyser les comportements, pensées et ressentis des profils cibles (https://www.nngroup.com/articles/empathy-mapping/).
De nombreux designers (dont j’ai fait partie pendant longtemps) estiment avoir un impact positif du fait de leur focus client / utilisateur non seulement au moment de la phase de découverte / recherche utilisateur / exploration terrain mais aussi tout au long du processus à travers les notions d’usage et les tests utilisateurs menés de manière itérative pour vérifier l’adéquation de la réponse en cours de conception avec les fameux "besoins" repérés initialement. Mais si l’intention est particulièrement bonne et louable, force est de constater que nous avons toutes et tous conçu ou re-conçu des produits, des services, des expériences, des points de contact pour satisfaire ce que l’on prenait pour des "besoins" sans regard sur leur caractère fondé, essentiel et non impactant. Or dans un contexte planétaire pour lequel engagement et sobriété doivent l’emporter pour notre avenir, il semble absolument nécessaire d’une part de comprendre ce qu’est le "besoin" et les logiques qui l’entourent, mais aussi d’aller plus loin dans nos démarches de conception / design pour creuser la question du "besoin réel et essentiel" avant de démarrer toute résolution de problème, conception ou développement d’une solution quelle qu’elle soit.
Si les clients ont bien la responsabilité de changer de paradigme de consommation, les équipes de conception mais aussi les équipes d’industrialisation et de délivrance des services doivent quant à elles changer de paradigme de conception. Pour cela, elles devront intégrer fortement à leurs processus, et ce dès la phase d’exploration, des questionnements et hypothèses quant à l’intérêt général du service, la sensibilité des clients et utilisateurs, l’acceptabilité d’un refus ou d’alternatives, la volonté et la capacité de l’entreprise à créer et délivrer un service socialement et écologiquement responsable, les impacts potentiels de ce service, les moyens pour les réduire et ceux pour générer des impacts positifs, etc. Nous avons d’ores et déjà de nombreux outils pour le faire, et un vaste champ de recherche-action s'ouvre devant nous pour réviser en profondeur nos méthodes et faire évoluer ou imaginer de nouveaux outils pour aller encore plus loin (voir les articles précédents sur la dimension environnementale en Design de Service et en UX Design).
Conclusion :
Notre représentation du monde et le système socio-économique dans lequel nous vivons ne peut pas être notre modèle de référence pour l’avenir. Pour que notre consommation soit compatible avec un système Terre en bonne santé et ce durablement, il faut que nos besoins, nos envies, nos valeurs, nos croyances, nos expériences, nos actes soient tous orientés dans un seul et même but : comprendre, protéger, régénérer, vivre en harmonie avec l’ensemble du vivant et du non-vivant.
Les démarches de Conception Centrée Utilisateurs telles que le Design de Service ou l'UX Design doivent absolument porter un regard critique sur les « besoins » clients / utilisateurs qu’elles captent et traitent. L'éthique voudrait dès lors que nous, designers, nous attachions à distinguer « vrais » et « faux » besoins pour refuser de traiter les seconds et nous concentrer sur la conception ou re-conception de services essentiels, utiles au plus grand nombre, utilisables par le plus grand nombre, circulaires et respectueux de l’ensemble du vivant et du non-vivant sous toutes leurs couches et toutes leurs dimensions. Exit la livraison d’un livre ou d’un gadget technologique venant de l’autre bout du monde dès le lendemain, exit la dernière application de fast fashion à la mode, exit la personnalisation des options et de la couleur des voitures…il nous faut individuellement et collectivement repenser notre modèle et renoncer au superflu destructeur.
Et le plaisir dans tout ça me direz-vous ? Car vivre sans plaisir ne semble pas très enthousiasmant… La recette du bonheur n’a pas toujours été dans la construction d’un soi basé sur l’abondance et l’image.Le plaisir et l’affirmation de soi peuvent tout à fait se passer des dictats des autres, du luxe ou de l’urgence de posséder une chose ou de vivre une expérience. Il y a mille et une façons d’être heureux et comblé, sans excès et sans précipitation, de manière beaucoup plus durable et respectueuse !
Et le plaisir dans tout ça me direz-vous ? Car vivre sans plaisir ne semble pas très enthousiasmant… La recette du bonheur n’a pas toujours été dans la construction d’un soi basé sur l’abondance et l’image.Le plaisir et l’affirmation de soi peuvent tout à fait se passer des dictats des autres, du luxe ou de l’urgence de posséder une chose ou de vivre une expérience. Il y a mille et une façons d’être heureux et comblé, sans excès et sans précipitation, de manière beaucoup plus durable et respectueuse !
Liens utiles :
- A Theory of Human Motivation By A. H. Maslow, 1943, Psychological Review, 50, 370-396
- Henderson, V., La nature des soins infirmiers (traduction de l'édition américaine The Principles and Practice of NursingRevue Française du Marketing, No 170,1998/5, pp.27-39. de 1994), InterEditions, Paris, France, 1994
- Anteblian-Lambrey B., L'évolution des modèles d'analyse en marketing de la distribution et la prise en compte de nouveaux concepts dans la pratique stratégique des firmes. Revue Française du Marketing, No 170,1998/5, pp.27-39.
- Kaabachi S., Marketing participatif et intégration du consommateur dans le processus d'innovation des enseignes. Dans Marché et organisations 2012/1 (N° 15), pages 49 à 66
- De quoi avons-nous besoin ? Bonheur, consommation, capitalisme. Dans Mouvements 2008/2 (n°54) (https://www.cairn.info/revue-mouvements-2008-2-page-7.htm)
- https://www.linfodurable.fr/environnement/ces-ressources-naturelles-qui-commencent-nous-faire-defaut-12934
- https://bonpote.com/la-5eme-limite-planetaire-vient-detre-officiellement-franchie-et-tout-le-monde-sen-fout/
- https://bonpote.com/comment-calculer-son-empreinte-carbone/
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